9/21/2008

Le théâtre et l'origine du mal


Mefisto for ever est le premier volet du Triptyque du pouvoir, et une parabole sur la naissance du monde moderne imaginée par Guy Cassiers. Au lieu de nous jeter sur le champ de bataille de l'Histoire, le metteur en scène anversois nous fait d'entrer dans les velours d'un théâtre national allemand de l'entre-deux guerre. En mettant en scène l'adaptation par le romancier vedette flamand Tom Lanoye du roman de Klaus Mann Mefisto (1936), Cassiers donc nous montre les rouages complexes du XXème siècle par le bout inversé de la lorgnette : celle de la scène, et des relations de pouvoirs internes au fonctionnement de la troupe qui l'habite.

C'est en pleine répétition d'Hamlet que l'on comprend, sans qu'Hitler ne soit jamais nommé*, que "ça a eu lieu" . Pendant ce temps, on assiste à la prise de pouvoir et à la compromission progressive de Kurt Köpler. La mise en scène prend le parti de la lenteur afin de nous montrer les subtilités de ce glissement d'une conscience vers l'abîme. Une conscience qui (image finale beckettienne de la tête de Köpler prise dans un étau de lumière) ne parviendra plus qu'à dire "je...." Acteur surdoué, éloquent, charismatique, Köpler se retrouve intronisé directeur du théâtre par le nouveau régime. Il évince avec politesse l'ancien directeur qui lui servait pourtant de père spirituel, renie son amour, nuance de plus en plus son discours d'ancien gauchiste. Tout semble se passer envers et contre lui,:Köpler est simplement l'homme qui ne dit pas non. L'homme qui préfère tenir un discours éloquent sur la défense du Théâtre : car il faut que le théâtre et l'art survivent, en toute circonstance.. Ce discours même qu'on a entendu en 2003 lors de la crise de l'intermittence au passage.

Sous le regard du "Gros" (Josse de Pauw), méphistophélique ministre de la culture à qui il accepte de serrer la main et qu'il laisse entrer dans le théâtre, Köpler se réfugie peu à peu dans un esthétisme abstrait, détaché de l'histoire. Les extraits répétés par la troupe parlent de ce glissement vers le néant artistique : si Tchekhov est encore autorisé au début, c'est dans une mise en scène kitsch et réaliste. Puis le Russe sera aussi interdit pour cause de rupture du pacte germano-soviétique. Il ne restera plus pour Köpler qu'à jouer, rejouer, malaxer seul le rôle de sa vie : Mephisto de Faust.

Ces fragments de pièces questionnent la dimension politique de la mise en scène. Les choix d'un auteur, d'une pièce, mais aussi d'une esthétique de mise en scène sont des gestes politiques. En écho à cela, Cassiers a choisi des extraits qui, tous, parlent de compromission, de consentement (Hamlet), mais aussi d'impossibilité à entrer dans l'histoire, d'enfermement dans le passé (La Cerisaie, Les Trois soeurs). Dans un magnifique monologue final, l'acteur Dirk Roothooft fait éclater toute la schizophrénie de ce personnage d'acteur surdoué pris dans l'étau de l'Allemagne nazie. En une même et longue réplique qu'il déclame comme un possédé, Köpler incarne tous les grands rôles de l'histoire du théâtre.

Mefisto for ever
est une réflexion puissante sur la fonction du théâtre dans l'histoire. Le théâtre ne peut se penser en dehors du monde... Est-il là pour résister ou pour divertir? Pour conserver l'ordre social (ce que dit la théorie de la catharsis) ou bien pour le transformer et l'améliorer? Cassiers ne donne pas de réponse, car il en va de l'essence du théâtre d'être déchiré entre l'ordre, la passivité et l'action révolutionnaire - ne retrouve-t-on pas ici le dilemme de Faust lui-même, déchiré entre le désir d'agir et le désir de sentir. Köpler n'a d'ailleurs de cesse de répéter : "le théâtre, c'est le dilemme!"

* Hitler n'est non plus jamais nommé dans le roman de Mann Mefisto...
Illustration: affiche du film hongrois Mephisto d'Istvan Szabo, 1881, adaptation du roman de Mann qui fut interdite à sa sortie par la famille de l'acteur compromis avec le régime nazi Gustav Gründgens, qui servit à Mann de modèle.

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