10/05/2008

"Hirohito aime le chocolat", oui mais encore...

En ce moment au Théâtre de la Ville, le deuxième volet du Triptyque du pouvoir mis en scène par Guy Cassiers nous offre une vision schématique de la Seconde Guerre mondiale, synthétisée de manière hâtive au travers de trois grandes figures de tyrans broyée par l'Histoire et tombés dans ses poubelles honteuses : Hitler, Lénine, Hirohito. Le spectacle organisé lui-même comme un triptyque (mise en abyme abyssale...) s'organise autour de la dernière journée fantasmée de ces monstres sacrés. Wolfkers est d'abord le nom flamand de la belladone, une plante toxique de la famille des Atropa (titre du dernier volet du triptyque), mais aussi, comme je le suppose, un néologisme construit à partir de "wolf" et "bunker": le repaire des loups... Les dialogues écrits entre autres par Cassiers sont une adaptation du film d'Alexandre Sokourov Soleil, sorti en 2006*.

La scénographie, sorte de rêverie sur l'infiniment grand et l'infiniment petit (pour changer) nous mène du microscope d'Hirohito (féru de l'observation des formes primitives de vie sous-marine) au particules élémentaires de l'histoire. Comme tout bon gros spectacle ambitieux, celui de Cassiers semble vouloir porter au jour le grand "tout" de l'Histoire, la solitude de ses antihéros pris dans leur aquarium mélancolique (confèrent les immenses screens suspendus et orientables sur lesquels sont projetées des images d'amibes). Il trahit surtout la mégalomanie du propos.

Bien que l'ensemble du spectacle baigne dans des images éculées et remâchées (Hitler était un artiste raté et un impuissant, Lénine a fini à moitié gâteux et abandonné de tous comme un chien, le pouvoir rend fou et mélancolique, l'humanité court à sa perte, blabla), j'ai eu quelques bons moments. Je les ai trouvés dans les échos qui relient ce second volet au premier et me font espérer un ouvrage d'ensemble de bonne tenue. Comme la scène entre le spéculateur Lopakhine et la propriétaire de la cerisaie Andreevna (Tchekhov, La Cerisaie). Scène de séduction liée au pouvoir dans Méfisto for ever, elle est ici traitée comme une métaphore de la politique de la terre brûlée. Le tableau final montre les faces éclairées à vif des trois bourreaux, se regardant de manière littéralement stupide en s'étranglant dans un dernier "je..." "je..." "je...", reprise en trois temps du dernier mot de Köpler dans le premier volet. La folie du pouvoir finit par annuler toute forme de parole et de raison.

Le dernier intérêt du spectacle tient, à mon sens, à la direction du jeu des acteurs, tout au moins aux questions qu'elle soulève. Le trait caractéristique de ce jeu est sa précision et son minimalisme, permis par la sonorisation très puissante de la voix des comédiens, qui peuvent ainsi murmurer et moduler à l'extrême leur intonation. Il en résulte un sentiment de bain sonore très doux, dans lequel on a parfois du mal a rattacher l'énoncé à son énonciateur bougeant à peine les lèvres. C'est donc l'action qui nous permet de faire ces raccords. Le jeu d'ensemble est donc subtil et froid, parvenant à une sorte de distanciation ultime renforcée par la froideur de la mise en scène high tech, la profondeur de champ, le rideau de tulle gris qui nous sépare de la scène, les déflagrations sonores de certains passages. En quelque sorte un théâtre à la fois intimiste et distancié à l'extrême...

Le travail de Cassiers exprime une fascination pour le vide qui déteint sur ses mises en scène : celles-ci pêchent par abstraction, peut-être la pire manière de représenter l'horreur de l'histoire, de manière abstraite et mélancolique, sans entrer dans l'intelligence de ses évènements. Un théâtre d'images, à l'esthétique mondialisée, où l'on assiste à une sorte de dessèchement du propos. Le contenu informatif souffre de pauvreté, hormis le volet Hirohito, plus attentif à montrer l'ambivalence du personnage, et qui revient sur l'abandon par l'empereur de son statut de "divinité humaine" et la fin de l'ère Showa. Mais tout reste effleuré; "suggéré" et "non prémaché" diront les spectateurs bien lunés; "bâclés" ou "schématiques" diront les plus énervés. Pour exemple de ce schématisme, la superposition grandiloquante sur un screen géant des masques des trois criminels de guerre, censée représenter le masque du pouvoir...? Je trouve cela un peu facile, et beaucoup trop dispendieux. "Hirohito aime le chocolat..." dit Hirohito à la fin... oui mais encore?

Enfin, j'ai beau aimer faire fonctionner mon cerveau et passer outre l'ennui et la lenteur de certains spectacles lorsque la moulinette cérébrale en vaut la peine, là je dit stop, marchandise frelatée, publicité mensongère. Car de la communication, il y en a eu et il y en a encore autour du Triptyque du pouvoir de Guy Cassiers: un triomphe, une révélation, le choc théâtral de la décennie, reblabla. Un peu surfait tout ça.

* Propos de Sokourov sur son film trouvés sur le site du Monde, qui éclairent bien (trop) le spectacle de Cassiers qui ressemble par moments à leur transposition littérale!

"Pour Hitler, le pouvoir absolu, que le peuple lui a volontairement offert, était aussi une drogue absolue. Lénine, du fait de sa maladie incurable, fut presque à même de prendre conscience de l'horreur de l'impasse historique dans laquelle il avait plongé le pays de ses propres mains. Mais, comme on dit, il était tard, trop tard."

"Dans Le Soleil, je montre un personnage (ndr Hirohito) dont le caractère est très différent des précédents - un homme plus européen qu'on pourrait s'y attendre. Plus que de politique, il était passionné d'ichtyologie (étude des poissons), il s'y consacrait alors même que les Américains avaient pénétré sur le territoire du Japon. C'est une personnalité très intéressante. Seul un homme comme lui, un homme avec une motivation différente, peut, dans la situation la plus critique, trouver une issue humaniste à la situation. Aucun politicien, ni avant ni après lui, n'a su trouver cette issue humaniste. Dans ce film, aucun homme n'est faible."

"Ni l'Europe ni la Russie n'ont su tirer des leçons des graves collisions historiques. Les Japonais, après avoir une fois reçu une leçon, se conduisent avec une grande intelligence. Nous montrons la vie de la famille impériale dans des circonstances dramatiques et présentons l'empereur non sous l'angle de sa fonction de personnage placé au sommet du pouvoir, mais comme un homme avec ses peurs et ses faiblesses. Hirohito a eu le courage de renoncer au passé et d'assurer à son pays un avenir historique digne. Ce petit homme malingre, avec sa voix fluette, ce savant qui pratiquait la botanique et l'hydrobiologie, était, physiquement et spirituellement, à l'opposé du tyran absolu. Et son palais, transformé en laboratoire scientifique, ne ressemblait en rien au bunker d'un dieu de la guerre sanguinaire. Et, pourtant, Hirohito a dû jouer ce rôle, porter ce masque, et le refus de ce masque est l'un des principaux sujets du Soleil. Quand l'armée américaine a occupé le pays, Hirohito avait à sa disposition une armée de plusieurs millions d'hommes. S'il avait donné l'ordre de se battre jusqu'au bout, les Américains, au prix de grands sacrifices, auraient été battus. Alors, l'honneur politique du pays aurait été sauf. Hirohito a choisi une autre voie : l'honneur politique ne signifie rien quand il s'agit de la vie des hommes. En même temps, Hirohito, après que le Japon est sorti de la guerre, aurait pu se suicider, comme l'ont fait d'autres militaires. Il ne l'a pas fait, il a pris toute la honte sur lui, avalé tous les remèdes amers."

Photo: les fruits vénéneux de la belladone.

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