10/04/2008

Simon McBurney storyteller

A Disappearing number*, dernière création de Simon McBurney et du collectif Complicite est un spectacle emblématique de la recherche de cette troupe, dont le travail concentre sur l'invention de techniques narratives scéniques. Chaque spectacle tente d'inventer de nouvelles manières de raconter une histoire. Tous les outils des nouvelles technologies sont convoqués, à commencer par l'utilisation polyvalente de screens, le tressage des sources documentaires, littéraires et cinématographiques, l'exploitation de procédés de montage digressifs (ou au contraire synthétiques) d'une complexité hallucinante, la multiplication des short cuts, l'ouverture aussi large que possible de l'éventail des procédés de montage... Tout cela en remportant la gageure de ne pas semer en route le spectateur, mais au contraire de l'emporter dans une storie tout à fait cohérente et intuitive. En bref, l'inverse d'un film de Greenaway, même si les parentés avec le cinéaste anglais génial et abscon sont multiples.

Dans sa dernière création, McBurney évoque l'itinéraire romanesque et romantique du mathématicien indien Ramanujan, doté au sens propre de la science infuse ou de la mathématique innée... Pour ce faire, le spectacle recourt au tressage de trois histoires décalées dans le temps, mais reliées par un fil narratif, qui n'est autre que Ramanujan et l'Inde. Nous suivons donc l'histoire de la "découverte" de Ramanujan par le chercheur anglais PH Hardy puis de leur collaboration. En parallèle nous est raconté l'amour impossible et tragique du businessman Al Cooper, spécialiste des marchés à termes, avec la mathématicienne Ruth, tous deux à la fois unis et séparés par leur amour des nombres... La boucle narrative se trouve scellée par la dernière histoire, qui sert de récit-cadre amorcé dans le premier tableau : celle de la rencontre dans un avion volant vers l'Inde entre Al Cooper et un autre mathématicien indien, présenté au début comme le narrateur principal.

On trouve dans ce spectacle à strates multiples toutes les techniques du récit : un narrateur omniscient et extérieur à l'histoire, un protagoniste "dans le présent" à la première personne,qui mène l'action (Al), des personnages "dans le passé" à la troisième personne (Ramanujan, Hardy, Ruth) qui agissent sur le récit présent. Al et ses déboires souvent comiques restent le moteur de l'histoire : spécialiste des marchés à termes... il nous guide du début à la fin!

Les subtilités des procédés de mises en scène servent à rassembler dans la même pâte les différentes couches du feuilleté : Ruth enseigne en Inde les théories géniales de Ramanujan; Al a des origines indiennes avec lesquelles il a rompu et vit dans les aéroports. Ce sera paradoxalement l'Inde qui séparera Ruth et Al... Tandis que les deux personnages du tableau final se retrouvent sur les terres de Ramanujan, alors que l'un vient y enterrer sa tante et l'autre, Al, disperser les cendres de Ruth, morte d'une rupture d'anévrisme.

Au final, ces différentes stories constituent une méditation sur le temps et les difficultés de communication entre les êtres. La rêverie mathématique sur "la partition des nombres premiers" n'est autre que la métaphore de la séparation dont souffre les cinq personnages : ainsi que Ruth l'explique à Al, la théorie de Ramanujan montre bien que un et un ne font jamais deux, mais que un tend indéfiniment vers deux... sans jamais le rejoindre...

De l'infiniment petit à l'infiniment grand, la rêverie sur les nombres est aussi une réflexion sur les phénomènes de masse qui caractérisent de l'époque contemporaine : en effet, Ramanujan a travaillé à trouver l'équation globale permettant d'expliquer l'ensemble du cosmos, à relier l'infiniment grand à l'infiniment petit, entendre par-là aussi: à relier les micro-récits au grand récit de l'Histoire - toujours présente en arrière-plan du spectacle.

Pour reprendre la terminologie du metteur en scène épris de cogitation mathématique, le personnage de Ramanujan sert à nous entraîner à la recherche de patterns, de modèles qui seraient communs à tous les systèmes vivants. A travers ce personnage allégorique, McBurney aborde le storytelling comme un structuraliste en quête de séquences types. Sa réflexion sur Ramanujan croise sa propre recherche de procédés narratifs scéniques créatifs et dymaniques, et son spectacle est (aussi) une réflexion métalinguistique sur la structure du langage scénique. Rassurez-vous: on ne souffre pas, on cogite sans même s'en rendre compte!

En effet le spectacle ne se perd pas dans la sphère exangue des idées : on sent bien qu'il a pris sa source dans une recherche de plateau collective, et que les multiples "sous-récits" ont émergé pendant les répétitions, en fonction des storytelling et des propositions des comédiens. Outre sa passion pour les sciences (lui venant peut-être d'un grand père célèbre archéologue), on retrouve en effet dans le style des inventions de McBurney l'influence de l'école Lecoq (où il a fait ses classes), son esprit collectif et concret, d'où une proximité avec l'art narratif suggestif de Peter Brook.

Malgré une virtuosité extrême qui parvient à ne pas étouffer l'humanisme et la vitalité du propos, A disapearring number souffre un peu de l'aspect illustratif de certains effets scéniques visuels ou sonores, ainsi que de l'abstraction à laquelle conduit inévitablement la technique des patterns : à force de raconter des histoires, McBurney tend à n'en raconter plus aucune... ce qui donne à son spectacle une allure très détachée du réel, comme si l'Histoire se trouvait emprisonnée à l'intérieur d'une rêverie aux confins de la science et de l'amour.

* Théâtre Nanterre-Amandiers (Festival d’Automne à Paris), du 27 septembre au 3 octobre. www.festival-automne.com
Barbican Theatre, Londres, du 10 octobre au 1er novembre. www.barbican.org.uk
Piccolo Teatro, Milan, du 7 au 9 novembre. www.piccoloteatro.org


Critique analytique de Mnemonic, précédente création de Complicite (2001).

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